Nesrine Slaoui : « On a gardé une hiérarchisation héritée du colonialisme dans notre rapport au couple »

Avec son second roman, « Seule », l’autrice et journaliste d’origine marocaine s’inspire d’un fait divers sordide pour décrire les violences faites aux femmes, et analyser le poids des injonctions sociales.

Nesrine Slaoui au Festival du livre de Paris 2023. © Laurent Benhamou/SIPA

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Publié le 8 juin 2023 Lecture : 12 minutes.

Nesrine Slaoui est entrée en littérature par la grande porte avec Illégitimes, succès critique et commercial. Dans son premier roman autobiographique, elle racontait son parcours de « transclasse ». Avec Seule, elle change de registre. Le point de départ de l’autrice franco-marocaine née en 1994 est un assassinat : en 2021, Alisha, collégienne de 14 ans, est harcelée, frappée et jetée dans la Seine à Argenteuil. Les coupables sont un garçon et sa petite amie, tous les deux âgés de 15 ans, dans la même classe de 3e qu’Alisha.

Si la genèse du livre s’inspire de faits réels, l’écrivaine, journaliste et réalisatrice choisit la fiction pour tracer la trajectoire croisée de deux femmes. Anissa, adolescente complexée par son physique et victime de harcèlement scolaire, croit trouver un allié en Dylan, nouveau venu dans sa classe. Mais celui-ci va la trahir en diffusant des photos d’elle dénudée et enclencher un engrenage fatal. Nora, cadre dont le parcours professionnel est entravé par le plafond de verre, se perd dans une relation toxique avec Abel. Toute féministe soit-elle, elle n’arrive pas à s’extraire de son emprise… Outre la dimension romanesque de cette double intrigue très maîtrisée, Nesrine Slaoui décrit les mécanismes de domination qui pèsent sur les relations femmes-hommes. Elle les détaille en interview.

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Jeune Afrique : Comment est née l’histoire de Seule ?

Nesrine Slaoui : Elle est née le 14 mars 2021, lors de la marche blanche en hommage à Alisha, à Argenteuil. Ce jour-là, je pars en reportage pour France 4 et je suis saisie par l’émotion de l’événement. Je discute avec les camarades d’Alisha, rencontre sa famille et, je me rends compte à quel point l’histoire est dramatique, à la fois parce que c’est un féminicide et pour tout ce qu’elle dit sur les réseaux sociaux, sur ce que signifie être une adolescente de nos jours. Je m’en suis inspirée pour Seule mais il ne s’agit pas d’une enquête. J’ai choisi le prisme de la fiction, en projetant mon analyse, à la lumière du cyberharcèlement que j’ai vécu sur Twitter lors de la promotion d’Illégitimes, avec des menaces adressées à ma famille.

Ce second roman parle de deux femmes et son titre est au singulier. Votre premier roman Illégitimes parlait de vous et il était au pluriel. Pourquoi ce choix en apparence paradoxal ?

J’ai eu l’idée du titre immédiatement après avoir trouvé le sujet. Avec Illégitimes, j’avais envie de parler à beaucoup de gens à travers un livre fédérateur. Et c’est ce qui s’est passé, il a été beaucoup lu par des personnes qui avaient le même profil que moi, la même histoire familiale et de mobilité sociale. C’était très touchant et, en même temps, l’exposition médiatique m’a plongée dans une immense solitude. Je ne pensais pas que j’allais si mal vivre le fait de devoir défendre un livre qui me correspond personnellement. Seule traduit mon état d’esprit entre les deux livres.

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Quelle part de vous y a-t-il dans Anissa, l’adolescente, et Nora, l’adulte, qui sont les deux personnages principaux de votre roman ?

C’est un équilibre entre des histoires que l’on m’a racontées et des histoires que j’ai vécues. La part de moi dans Anissa, c’est le harcèlement scolaire. J’avais raconté dans Illégitimes ce que c’est que d’être la cible d’un groupe qui se croit drôle. Quant à Nora, qui a fait une école de commerce, son parcours social se rapproche du mien. Mais elle est plus radicale parce qu’elle a rompu avec son milieu d’origine alors que je navigue entre les deux milieux.

Les hommes devraient voir le féminisme comme un soulagement, car cela implique qu’on abandonne tous les rôles sociaux pré-requis pour que chacun puisse être ce qu’il veut

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Les deux femmes vivent la même solitude que j’ai connue en tant qu’enfant unique. Si on partage des traits de caractère, elles sont des versions plus sombres de moi. Illégitimes développait l’idée d’un empowerment, des prises de pouvoir, d’espaces publics et de grands écoles. Seule raconte ce qui peut se passer dans nos intimités, à l’école, dans nos relations de couple.

Dès la première scène, on découvre Anissa qui cherche un angle pour partager un selfie sur Instagram. Est-ce que les réseaux sociaux sont un poids supplémentaire dans le regard social sur le corps des femmes ?

Cette idée de commencer par Anissa qui prend un selfie m’est venue à la marche blanche en hommage à Alisha. J’y ai rencontré des camarades de la jeune fille, ils m’ont montré des photos d’elle et il n’y avait que des portraits avec des filtres Snapchat. C’est fou qu’on ait complexé les jeunes de ma génération, et encore plus celle d’après – la génération Z – sur leur corps, à tel point que le visage qu’on voit dans la vraie vie n’est plus celui qui figure sur Internet.

Adolescente, j’étais entourée par de nombreux diktats liés aux magazines féminins, aux publicités, mais j’avais l’impression que c’était loin de moi. Le problème des réseaux sociaux, c’est qu’ils mettent en scène des gens plus proches, qui sont comme nous, qui ont des vies semblables aux nôtres. L’identification est immédiate et le complexe n’en est que plus grand. J’ai essayé de me mettre à la place d’une adolescente en 2023, baignant dans Instagram, Snapchat, TikTok. Je me suis demandée quel serait mon état d’esprit, et ce serait forcément celui d’une fille complexée.

Il y a d’un côté le féminicide d’Anissa, de l’autre une relation d’emprise entre Nora et Abel. Y a-t-il un lien entre les deux ?

Oui, bien sûr. Je me suis inspirée de ce que l’historienne Christelle Taraud appelle le continuum féminicidaire. Elle affirme que la forme la plus brutale du sexisme est le féminicide, c’est-à-dire de tuer une femme parce que c’est une femme. Mais avant d’arriver à cette extrême, beaucoup de violences peuvent détruire psychologiquement ou physiquement. Cela passe par des moqueries, des intimidations, des insinuations, des qualificatifs rabaissants, des absences sans explication…

J’ai commencé le livre deux mois après le confinement, les violences conjugales avaient augmenté pendant cette période. Enfin, on disait dans l’espace public qu’il n’y a pas que les femmes de milieux populaires qui subissent de la violence. Je le montre avec Nora, qui a acquis un certain pouvoir professionnel, qui est dans une quête féministe mais qui n’en demeure pas moins amoindrie par un homme.

Pourtant, Nora est lectrice de Simone de Beauvoir, Bell hooks, Gisèle Halimi, Mona Chollet. Elle est armée intellectuellement contre la domination masculine, mais elle est pratiquement démunie face à Abel. Le savoir ne prémunit pas contre le danger ?

C’est le paradoxe de l’ère post #MeToo et de ma génération. Nous avons été bercées par le combat féministe mais on se rend compte que la société n’avance pas aussi vite que dans nos lectures. Tout se crée entre le CP et le collège, quand se mettent en place les mécanismes qui permettent d’identifier ce qu’est le sexisme. Le savoir ne suffit pas pour être féministe, il doit devenir une méthodologie d’action, de préservation. Nous mettons en application nos enseignements trop tard, à 30 ans, mais entre temps nous nous sommes accommodées de ces violences.

Qu’est-ce que les mécanismes d’oppression ont en commun ?

J’ai voulu montrer que les femmes que l’on appelle racisées – même si je n’aime pas trop le terme – sont à l’intersection de dominations de race, de classe et de genre, qui sont liées. Ces dominations placent le même type de profils au sommet et en bas de la pyramide. En plus, on est dans un contexte français particulier. Lorsqu’on est féministe et maghrébine, on essaie d’instrumentaliser notre parole contre les nôtres, on dit que nos familles sont patriarcales alors que les féministes maghrébines sont suffisamment intelligentes pour dire qu’elles se battent contre le sexisme de tous et partout. Dans un même temps, il y a un tel racisme qu’il y a comme une incitation à ne pas dénoncer le sexisme qu’il peut y avoir dans nos quartiers, nos communautés, et à défendre coûte que coûte les hommes maghrébins. J’ai souhaité dépeindre des personnages porteurs de cette complexité.

Pourquoi n’aimez-vous pas le terme racisé ?

Parce que, quand on dit d’une personne qu’elle est racisée, on oublie que les Blancs le sont aussi, sauf qu’ils le sont favorablement. On oublie que la race blanche est également une construction sociale. La sociologue Colette Guillaumin avait théorisé qu’il y avait des racisés victimes de la racialisation et des racisés bénéficiaires de la racialisation. Je préfère que l’on me qualifie de femme maghrébine ou nord-africaine. Ces questions de terminologies divisent mais il est salutaire qu’elles soient posées alors qu’elles étaient jusque-là inexistantes.

Vous écrivez que Nora aurait préféré qu’Abel la trompe avec une de ses semblables. Est-ce propre à la psychologie du personnage ou est-ce un constat ?

Pour un homme noir ou maghrébin, diminué dans sa condition sociale en France, la femme blanche peut représenter un symbole de réussite sociale. Elle fait partie aussi du processus de mobilité sociale. Ça s’accompagne d’une dévalorisation des femmes maghrébines et des femmes noires considérées comme non fréquentables. C’est fou de voir qu’en 2023, dans nos lectures du couple, on a gardé une hiérarchisation héritée du colonialisme.

J’ai remarqué que les femmes maghrébines et les femmes noires sont absentes de l’imaginaire romantique. Quand on se figure un couple heureux, on pense directement à une femme blanche. Ces représentations jouent aussi sur nos relations de couple. J’ai entendu de nombreuses fois que les hommes racisés ne se comportent pas de la même façon devant des femmes blanches, ce que l’on peut expliquer par les mécanismes coloniaux.

Vous écrivez : « La vérité, c’est que tu restes un pauvre à vie. » Quelle est l’alternative au « mythe républicain » auquel Nora se heurte ?

Je pense qu’avec la situation sociale et politique post-covid, on s’est rendu compte de façon encore plus criante que c’est un mythe. Il ne suffit pas de faire de grandes études et d’intégrer des milieux dits intellectuels pour devenir bourgeois. Ce qui nous fait défaut en tant que transclasses issus des milieux populaires et de l’immigration, c’est le patrimoine familial. Ce manque empêche le sentiment de quiétude dans lequel baignent les personnes de la classe sociale dans laquelle on s’intègre progressivement.

J’expérimente ce que je dénonce en même temps que je l’écris. Mon combat, c’est la création d’une force politique et médiatique de femmes maghrébines qui se soutiennent

Pendant notre cursus scolaire, on nous explique qu’en faisant de longues études, on acquiert une bonne position sociale et qu’on sera en sécurité, mais on se rend compte que ça ne suffit pas pour être à égalité. La méritocratie n’existe pas, c’est un outil de la bourgeoisie pour faire travailler les plus pauvres. Sans cette idée que notre valeur repose sur notre travail et que notre place sociale est le fruit de notre mérite, personne n’irait travailler. C’est un mythe qui fait plaisir aux capitalistes, et qui, hélas, coûte cher psychologiquement.

Vous écrivez aussi : « Les femmes sont les réelles victimes. Mais les hommes aussi souffrent de ne pas se savoir aimer, d’une quête de validation par leurs pairs qui repose sur leur force physique ou sur l’argent. » Pouvez-vous développer cette souffrance masculine ?

Je suis triste que dans le débat public, le féminisme soit posé comme étant contre les hommes. J’ai l’impression que les hommes le vivent comme une attaque personnelle. Le féminisme vise le patriarcat et les hommes en sont aussi victimes. Interdire aux hommes d’exprimer leurs émotions, qu’ils soient l’objets d’injonctions comme « ne pleure pas », « ne sois pas une fille », « produit beaucoup d’argent » les met dans une quête qui les abîme. Les hommes devraient voir le féminisme comme un soulagement, car cela implique qu’on abandonne tous les rôles sociaux pré-requis sur ce qu’est une femme et ce qu’est un homme pour que chacun puisse être ce qu’il veut et s’exprimer comme il le souhaite.

Seule contribue à éveiller les consciences sur la domination, l’emprise, le patriarcat. Parallèlement, on constate que des livres de dark romance, qui mettent en scène ces relations de domination, cartonnent auprès des jeunes lectrices, en particulier la trilogie Captive de Sarah Rivens. Ce sont des livres écrits par des femmes et lus par des femmes. Comment expliquez-vous cela ?

Je n’ai pas lu Captive mais j’en ai entendu parler, ainsi que de la dark romance. Après #MeToo, ça paraît très sexiste mais ma génération avait déjà 50 nuances de Grey, où il n’y avait pas de meurtre, mais il y avait un enjeu de domination. Les jeunes filles cherchent une sorte d’exutoire dans la dark romance, un espace d’interdit. Soit on s’inquiète en se disant que ça normalise les violences, soit on se dit que c’est une prise de pouvoir par rapport au récit, c’est le moyen de raconter la violence depuis le prisme d’une femme. Mon point de vue est que mettre en scène cette violence la rend dicible, observable, et par là, distanciée. Le pire qui puisse arriver après un viol ou une agression sexuelle, c’est de ne pas en parler. Le récit permet une projection, une mise à distance.

Seule, l’êtes-vous en littérature et en journalisme, ou vous situez-vous dans un mouvement d’écrivains, de journalistes issus de l’immigration ?

Je suis proche des associations féministes nord-africaines comme Nta Rajel ? et Lallab. Par ailleurs, je trouve qu’il y a des autrices nord-africaines fascinantes : Fatima Daas, Hanane Karimi, Kaoutar Harchi, Faïza Guène… J’ai hâte de voir ce qui va se passer dans les prochaines années, la génération qui arrive est beaucoup plus énervée que la mienne et c’est prometteur.

Quant au journalisme, j’évolue dans un métier où il y a beaucoup de rivalités. À partir du moment où mon premier livre a bien marché, où j’ai été présentatrice chez France 4, j’ai découvert ce qu’est d’être mise en concurrence avec des gens qui me ressemblent. L’exposition crée de l’animosité, de la jalousie. La méritocratie fait croire qu’il ne peut y avoir qu’une Arabe qui serait distinguée. Il suffit que l’une d’entre nous prenne cette place et elle est vue comme concurrente de toutes les autres.

C’est ce que j’ai vécu mais comme je me nourris de lectures sociologiques, je ne tombe pas dans l’aigreur. J’expérimente ce que je dénonce en même temps que je l’écris. Mon combat, c’est la création d’une force politique et médiatique de femmes maghrébines qui se soutiennent. Par exemple, quand Nawell Madani s’est fait attaquer après la diffusion de sa série Jusqu’ici tout va bien, je l’ai soutenue. On essaie de créer des solidarités pour dire que peu importe ce que l’une d’entre nous crée, elle ne mérite jamais un lynchage.

Je ne me sens plus seule car je suis entourée de personnes qui pensent la société comme moi et qui se rendent compte des violences, mais c’est très compliqué d’avancer en tant que femme maghrébine dans ces milieux. Je travaille sur un documentaire où il y aura uniquement des femmes maghrébines, à tous les niveaux : écriture, musique, montage, son, mixage, etc. On manque d’espace où l’on est visibles en nombre. L’idée est de créer des imaginaires collectifs en littérature, dans l’audiovisuel. Je ne crois pas aux collectifs car il y a des enjeux de pouvoir à chaque fois, mais je crois à l’artistique et à l’amitié.

Seule, de Nesrine Slaoui, Éditions Fayard, 140 pages, 17 euros

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